Le second panel du 6 juin a aussi été animé par Bobby Z et regroupait tous les membres du groupe The Family : St. Paul Peterson, Susannah Melvoin Eric Leeds, Jellybean Johnson et Jerome Benton. Comme pour les reports sur les panels de la Celebration de 2022, cet article vise à restituer les propos tenus par chacun de la façon la plus complète possible, en grandes thématiques, à partir des informations communiquées par les membres de Schkopi présents sur les lieux.
C’est la deuxième fois que le groupe se prête à l’exercice du panel (un compte-rendu la Celebration 2018 est toujours en ligne). Celui-ci était encore plus riche en anecdotes.
La formation du groupe
La discussion démarre sur les souvenirs de chacun sur la formation du groupe. Contexte : The Time a été restructuré en 83 après le départ de Jimmy Jam, Terry Lewis et Monte Moir avec le recrutement de Mark Cadenas et Paul Peterson aux claviers et Rocky Harris à la basse. Ce dernier est viré juste avant le début du tournage de « Purple Rain » et remplacé par Jerry Hubbard. Morris Day est toujours le leader de façade, mais ne supporte plus la mainmise de Prince sur le groupe et encaisse mal le licenciement de Jam & Lewis. Vu qu’il n’assiste quasiment plus aux sessions de répétitions, c’est plus ou moins Jesse Johnson qui tient le rôle de chef par intérim. Avant même que l’album « Ice Cream Castle » ne sorte, Morris quitte Minneapolis et le groupe de facto. Prince propose alors à Paul Peterson, qui a 17 ans seulement, de remplacer Morris à la tête du groupe. Cette idée déplait à Jesse qui s’attendait à ce que ce poste lui revienne naturellement. Il quitte à son tour le navire, emportant avec lui Mark Cadenas et Jerry Hubbard pour son groupe « Jesse Johnson’s Revue ». Des cendres de The Time nait donc The Family avec les membres qui sont restés dans le camp de Prince : Paul Peterson, rebaptisé St. Paul, Jellybean et Jérôme.
Susannah : Il y avait des sessions de répétitions, The Revolution dans une salle et The Time dans une autre. Il y a eu du raffut dans la salle de The Time, et elle voit Prince revenir pour lui dire : « Morris is done » (qu’on peut traduire par soit « Morris en a marre » ou « c’est terminé avec Morris »). De là à germé l’idée de faire quelque chose avec les personnes qui étaient encore là. A cette période, Susannah était souvent avec Wendy (sa sœur jumelle) et Lisa. Prince lui a proposé de travailler avec lui sur « The Family » mais ayant un projet avec Quincy Jones en parallèle et l’a appelé pour lui demander son avis. En lui disant que ça lui permettait de travailler dans un environnement familial (sa sœur, et Lisa qu’elle considère également comme tel), Quincy lui a juste dit « fonce, c’est le meilleur endroit où tu peux être en ce moment ».
Jerome : Prince l’a invité écouté des titres en studio et lui a proposé de travailler sur des chorégraphies. Sa seule instruction a été « Sois toi-même ». Jerome est tout à fait conscient que son rôle dans le groupe est minime et qu’il aurait pu être tenu par n’importe qui, mais comme il le dit lui-même : « But Prince chose ME » (« Prince M’a choisi »).
Eric Leeds : Le saxophoniste commence par rappeler (une nouvelle fois pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris) que la musique de Prince ne lui parlait pas du tout et qu’il ne l’écoutait donc pas, « mais il avait besoin de manger ». Il jouait dans des clubs et bars avec son groupe, mais ne gagnait pas des mille et des cents, quitte Pittsburgh pour aller à New-York, mais commence à se posait des questions sur son avenir en tant que musicien professionnel. Son frère Alan, qui était le manager de la tournée « 1999 », l’informe que Prince a besoin d’un saxophoniste. Il s’envole alors vers Minneapolis en juillet 84. Arrivé au studio (un hangar à Eden Prairie), Prince lui propose de lui prêter une cassette pour qu’il s’entraine, voit ce qu’il pourrait apporter et revienne le lendemain. Eric propose d’enregistrer ses parties de saxophone le jour même, et c’est ainsi qu’il pose sur « Desire » (qui s’appelait alors « Ecstasy » et a été la premier titre sur lequel il a enregistré) « High Fashion », « Mutiny », et « Susannah’s Pajamas » en 1 heure et demi. Quelques jours plus tard, il revient au studio travailler sur un nouveau titre : « Nothing Compares 2 U ».
A ce stade, Leeds ne connait rien du projet et n’est même pas présenté au reste de la troupe. Ce n’est qu’après plusieurs mois qu’il rencontre St. Paul et Susannah. Les membres de The Family n’ont jamais été dans la même pièce pendant la création de l’album. Eric ne travaillait qu’avec Prince, et ce dernier travaillait avec Susannah séparément (avec Susan Rogers comme ingénieure). St. Paul quant à lui, travaillait avec l’ingénieur David Z. Rivkin (frère de Bobby Z.) pour enregistrer les voix.
Paul : Il est issu d’une prestigieuse famille de musiciens de Saint-Paul. Il a été recruté comme claviériste dans The Time mais n’a participé qu’à un seul et unique concert du groupe, celui donné au First Avenue en octobre 83. Il a un rôle de figurant dans « Purple Rain ». Il lui arrivait de chanter dans les loges pendant le tournage, mais juste comme ça, sans grande conviction. Il pense que c’est à cette occasion que Prince a repéré un talent vocal en lui et que c’est à la suite de cela qu’il lui a proposé de remplacer Morris à la tête de The Time. La première chanson qu’il a écoutée a été « Mutiny » (dont les paroles évoquent de façon subliminale le départ des autres membres de The Time). Pour les titres de l’album de The Family, Paul a travaillé uniquement avec David Z. Le processus d’enregistrement a été long et fastidieux car Paul devait imiter à la perfection, note pour note, le chant de Prince sur les démos. Il n’avait aucune interaction avec Eric et Susannah ces sessions. Même les voix de Susannah pour le duo « The Screams Of Passion » ont été enregistrées séparément.
Jellybean : Bien qu’il ne joue pas sur le disque, il assistait aux sessions d’enregistrements des pistes vocales et en profitait pour apprendre. Cela lui a servi lorsqu’il s’est lancé à son tour dans la production d’artistes.
Petites anecdotes autour du groupe
Susannah sur la collaboration avec Clare Fischer : « River Run Dry » (écrite par Bobby Z. ) est LA chanson qui a inauguré la longue collaboration entre Prince et Clare Fischer. Susannah et lui écoutaient beaucoup l’album « Rufusized » de Rufus & Chaka Khan (sorti en 1974). Fischer s’était occupé des arrangements orchestraux. En discutant de ceux-ci, Susannah lui dit que son père (le musicien Mike Melvoin) connait Clare personnellement et qu’elle pouvait lui demander de faire l’intermédiaire. Mike Melvoin entre en contact avec Clare Fischer et ce dernier accepte de travailler avec Prince. L’idée était de produire une orchestration similaire à « Rufusized ».
Paul : Prince demandait souvent aux musiciens qui l’entouraient de lui faire écouter les chansons sur lesquelles ils travaillaient dans leur coin. Paul était plutôt intimidé à l’idée de faire écouter ses morceaux à un artiste aussi exigeant et complet que Prince, mais il le fait quand même avec la démo d’une chanson intitulée « Holy Man ». Prince n’a pas aimé, mais lui a demandé de lui repasser l’intro sur laquelle Paul tousse pour se racler la gorge. Quelques temps plus tard, Paul est sur le tournage du clip de « Raspberry Beret » : la version de cette chanson a été retravaillée pour le maxi et le clip. Pendant une des prises, au moment où il tousse sur l’intro, Prince lance un regard vers St. Paul pour lui faire comprendre avec humour qu’il a chopé son truc.
Jellybean : La première fois qu’il a vu Prince, c’était sur la scène du club The Way, au sein du groupe Grand Central. Prince n’avait que 13 ans, et il pouvait jouer déjà magistralement, à la note près, un morceau de Santana. Jellybean était impressionné et cela a créé une compétition saine entre leurs groupes (Grand Central vs Flyte Tyme). Jellybean, Morris et Prince se connaissent donc depuis l’adolescence et ont développé leurs techniques de batteurs en ayant David Garibaldi (Tower Of Power) comme modèle. Jellybean se distingue des deux autres en frappant deux fois plus fort car il a un côté rock plus prononcé.
Jerome : Jerome a raconté l’histoire bien connue de la façon dont il a intégré The Time : il devait être le roadie dans ce groupe dans lequel joue son frère Terry Lewis (même mère, père différent). Au cours d’une énième session de répétition, il avait préparé son coup pour débouler sur scène avec un miroir au moment où Morris dit « Somebody bring me a mirror ». Prince et le groupe ont adoré ça, et il a été recruté sur le champ. Son rôle a ensuite été de créer des chorégraphies, aidé en cela par James ‘McGoo’ McGregor (le même McGoo qui inspirera « Poorgoo » des années plus tard).
Eric : Eric se souvient que la rythmique d’« Ecstasy »/ « Desire » l’avait particulièrement intrigué. Ça lui rappelait un peu des rythmes country qu’il entendait à Nashville. Lorsqu’il a fait écouter cette chanson à sa mère, celle-ci a rétorqué « c’est super, on dirait du Fox-trot ».
Paul sur la reformation du groupe: The Family s’est séparé après un seul et unique concert en 1985. Le groupe s’est reformé pour un concert de charité organisé par Sheila E. en 2003, le Family Jamm. Les liens se sont renoués entre eux, particulièrement entre St. Paul et Susannah. Lorsqu’il était à Los Angeles pour des obligations professionnelles, Susannah hébergeait Paul dans son garage. L’album « Gaslight » a été conçu sur une période d’un ou deux ans et Paul faisait savoir à ses fans l’avancée des travaux sur ses réseaux. Une fois l’album terminé, il reçoit un appel : « Prince veut te voir à Paisley Park ». Paul souhaitait sortir le disque sous le nom de groupe « The Family », mais Prince lui a fait comprendre que cela ne serait pas possible étant donné que le créateur du groupe, l’auteur des chansons et le producteur de l’album original n’était pas impliqué dans ce nouveau disque. Paul lui a proposé d’écouter « Gaslight », mais Prince a refusé (il l’a quand même écouté après). Paul, Susannah et Eric ont du trouver un nom de scène et se sont mis d’accord sur « Fdeluxe » (même si cela sonne comme un nom d’hamburger).
Nothing Compares 2 U
Cinq ans après la dissolution du groupe, Sinead O’Connor fait de « Nothing Compares 2 U » un tube international en 1990. Susannah raconte qu’elle était amie avec Sinead à cette période. Elle aimait beaucoup l’album de The Family et était managée par Steve Fargnoli (qui a été un des managers de Prince entre 1979 et 1989). Celui-ci l’a encouragée à reprendre cette chanson. Bien qu’elle respecte cette démarche, Susannah avoue qu’elle n’était pas très heureuse de voir cette chanson a rencontré un immense succès à travers la reprise de Sinead. Elle aurait aimé que ce soit le groupe qui en bénéficie. Paul a eu du mal à accepter cette reprise au début car il considérait que c’était leur chanson. Jerome, quant à lui, dit qu’il aime cette version mais qu’il préfère celle du groupe.
Le seul souvenir qu’Eric garde, c’est la première écoute avec son frère Alan. Ils se sont dit tous les deux : « Prince va détester ça ». Paul confirme que Prince n’aimait pas qu’on reprenne ses chansons.
L’état d’esprit « The Family »
« The Family » était le nom d’un groupe mené par Sonny T. dans les années 70 au nord de Minneapolis. Kirk Johnson en était membre, et Prince a joué quelques fois avec eux pour se faire un peu d’argent. Jellybean, interrogé sur le choix de ce nom par Prince, ne se souvient pas d’un lien particulier entre ce groupe de Sonny et le nouveau projet. Susannah pense que Prince voulait faire simplement quelque chose de familiale. Ils étaient toujours dans son entourage, certains (St. Paul et Susannah + Wendy) sortaient tout juste de l’adolescence. Il disait toujours « « on » va faire ci, « on » va faire ça », et c’était selon elle, une façon d’embarquer tout le monde. Susannah dit qu’elle travaillait dans les meilleures conditions du monde, aux côtés de sa sœur, Lisa, et l’homme de sa vie.
Jellybean a toujours soutenu Paul depuis son arrivé dans le camp princier et a joué un rôle de grand frère. Les liens sont encore forts entre eux tous 40 ans après et Susannah est particulièrement heureuse que Jerome soit des leurs cette fois pour la Celebration.
Gratitude
Bien qu’Eric ne soit pas fan de la musique de Prince, il est reconnaissant des opportunités qu’il lui a offertes. Il a d’abord eu la possibilité de faire entrer un de ses meilleurs amis dans le groupe, Atlanta Bliss. Il avait aussi l’avantage de jouer un instrument dont Prince ne jouait pas, et se prenait donc moins de réflexions désagréables ou leçon de sa part, ce qui était le lot quasi-quotidien des autres musiciens. Leeds était heureux de participer aux sessions studio et voir les chansons prendre forme devant lui. Il le répète, il n’aimait pas forcément le résultat, mais comme lui disait Prince : « je te paie pour que tu joues ma musique, pas pour que tu l’aimes ». Par contre, il ne tarit pas d’éloge sur le musicien et la bête de scène époustouflante qu’il était. Après les deux premiers albums de Madhouse et « Times Squared », il lui a laissé le champ libre et toute latitude pour travailler comme il le souhaitait sur « Things Left Unsaid ». Après l’avoir signé en tant qu’artiste sur Paisley Park Records et au moment de préparer le second album (« Things Left Unsaid »), Prince lui a dit : « va dans le studio que tu veux, travaille avec qui tu veux, choisis le producteur que tu veux. Tout ce que je veux, c’est écouter ce ta musique ». Eric est conscient que peu d’artistes de ce calibre auraient investi sur des projets de ce type qui ne rapportent que peu, voire pas du tout, d’argent. C’est dans le même esprit d’amour de la musique qu’il travaille avec Paul au sein de LP Music.
Paul aussi est conscient de la chance qu’il a eue d’être pris sous l’aile de Prince, si jeune. Il remercie aussi Jesse Johnson qui dirigeait les sessions de répétitions et avait un niveau d’exigence très élevé. Prince a été contrarié par le départ brutal de St. Paul et la fin prématurée de The Family (cf. la chanson « Dream factory » et le chant « St. Paul, punk of the month » pendant des concerts), mais ils ont su passer au-dessus. Lorsque son frère Ricky produisait des morceaux ou des artistes à Paisley Park, il invitait Paul à jouer sur quelques titres (de Mavis Staples notamment). C’est à une de ses occasions qu’ils ont pu renouer un lien. Plus tard, Prince lui a demandé s’il avait besoin d’un « coach », une sorte de mentor, et lui a proposé de devenir le sien, comme Larry Graham l’a été pour lui. Avec cette volonté de transmission et à travers tous ses projets et groupes, Paul cherche à faire vivre le plus longtemps possible le son et la scène de Minneapolis créés par Prince.
Chak & Karim